Né à Konya, dans un milieu conservateur, Ahmet, dont le père est enseignant, étudie
dans un «lycéen anatolien» (anadolu lisesi). Comme les bons élèves qui sont dans ces
établissements sélectifs où l’on étudie en turc et en anglais, le jeune homme peut
rejoindre une université stambouliote. Pour Ahmet Davutoglu, c'est la prestigieuse Université du
Bosphore, dont il sort avec un doctorat.
Mais il ne s’est jamais senti «chez lui» sur ce campus à l’américaine qui surplombe la
côté européenne d’Istanbul. «Il n’était pas dans son élément dans cet environnement occidentalisé
et kémaliste où il a la conviction que tout est fait pour tromper les
Turcs sur leur "véritable" identité». On est en 1980, mais Ahmet Davutoglu tisse ses réseaux. Avec
d’autres jeunes
Anatoliens, pieux et conservateurs, il lance une Fondation qui, vingt ans plus tard, ouvre sa propre
université, à Uskudar, sur la rive asiatique d’Istanbul.
Et il va enseigner non pas à l’Ouest, aux Etats-Unis ou en Europe, mais à l’Est, à l’université islamique
internationale de Kuala Lumpur, dont il revient en 1995. Parmi l’élite des pays émergents, Ahmet
Davutoğlu est l’un des hommes politiques qui a le plus ouvertement exprimé lhumiliation qu’éprouve le monde musulman à l’égard de l’Occident. Et il théorise la revanche.
Ahmet Davutoglu ne joue pas de rôle dans la création, en 2001, du Parti de la Justice et du
développement (AKP, islamo-conservateur) ni même dans la définition de son programme.
«Au début, les formulateurs de la politique étrangère de l’AKP, ce sont Yasar Yakis [transfuge d’un
parti de centre droit] et Abdullah Gül, ce qui laisse supposer que cette ouverture de la Turquie vers
l’Est, du reste annoncée par la normalisation des relations turco-syriennes à partir de 1999, serait
advenue quelqu’ait été le ministre. En Turquie, la conviction qu’il faut rééquilibrer ses relations
entre Est et Ouest a gagné du terrain parmi les experts de politique étrangère.»
Dans Profondeur stratégique (Stratejik Derinlik), publié en 2001, le professeur en relations
internationales Ahmet Davutoglu développe l’idée fondamentale que la Turquie ne doit
pas être au service des Américains et du bloc occidental, mais au centre d’un nouvel ensemble dont
les Arabes et les Kurdes, qui sont avec les Turcs les trois grands acteurs de la civilisation islamique,
seraient le pivot ,grâce au développement économique et au soft power turc.
Quand Abdullah Gül prend la suite de Yasar Yakis aux Affaires étrangères (2003-2007), Ahmet
Davutoglu devient son conseiller. Il enseigne dans le département anglophone de l’Université de
Marmara à Istanbul et écrit dans le quotidien pro-AKP Yeni Safak.
Les deux hommes ont beaucoup en commun: tous deux, originaires d’Anatolie, ont fait des études
supérieures, possèdent une expérience de l’étranger, dans des pays musulmans, et sont proches des
milieux bancaires et d’affaires. Ahmet Davutoglu a par exemple pour ami Murat Ulker, le numéro
un de la biscuiterie turque, au neveu duquel il unit sa fille.
Quoiqu’autonome à l’égard des Etats-Unis, le projet turc de Ahmet
Davutoglu s’inscrit dans la politique américaine de remodelage du grand Moyen-Orient
décrété par George W. Bush. Ankara est comme une source d’inspiration pour les pays arabes de la
région. «Davutoglu exploite une opportunité historique et formule une doctrine".
En mai 2009, il entre au gouvernement de Recep Tayyip Erdogan deux ans après qu’Abdullah Gül ait
accédé à la Présidence de la République. L’armée turque, qui avait fait de la politique internationale
sa chasse gardée, est soumisee: le Premier ministre Erdogan a les coudées plus franches, il peut
élargir sa sphère d’influence.
Aux Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu applique son idée: la Turquie est le seul sujet historique
de l’espace ottoman, donc seule capable de procéder à la pacification de son ancien espace impérial
. «Tout ce qui arrive dans les Balkans, dans le Caucase, au Proche-Orient est notre problème,
dit-il dans un discours à Sarajevo. "Quand j’étais assis derrière mon bureau à Ankara, j’ai tracé un
cercle de mille km de rayon autour de ce bureau. Il y a 23 pays. Tous appartiennent à notre famille et
attendent quelque chose de nous.»
Le ministre a ses «fans» au-delà des islamo-conservateurs. «Il est entouré
d’universitaires et d’intellectuels qui partagent sa vision du monde et qui l’ont soutenu jusqu’à son
éviction. Lors de son ascension, ce soutien dépasse même largement ce cercle de fidèles. Des
intellectuels de gauche comme de droite, "libéraux" comme islamo-nationalistes, des universitaires,
des journalistes, des think-tanks voient dans sa politique étrangère envers le monde arabe et ses
ambitions "globales" visionnaires.
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